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Les 100 ans de la loi sur les Monuments Historiques de 1913 nous donnent, à travers ces Entretiens du Patrimoine, l’occasion de nous interroger sur la place des monuments protégés comme témoins, voire symboles, de notre histoire dans nos villes et sur l’impact que ceux-ci peuvent avoir sur les centres urbains.

 

Le monument dans la loi de 1913, sa place dans la ville.

 

Dans l’esprit de la pensée de Victor Hugo exprimée dans Guerre aux démolisseurs ! en 1832 et réclamant « une loi pour ce qu’une nation a de plus sacré après l’avenir, une loi pour le passé », la loi de 1913 insiste sur la notion d’intérêt public. Son article 1er énonce: « Les immeubles dont la conservation présente, du point de vue de l’histoire ou de l’art, un intérêt public, sont classés comme monument historiques en totalité ou en partie par les soins du ministre chargé des affaires culturelles ».

Les ouvrages d’architecture remarquables d’un point de vue esthétique ou historique seront donc, à partir de cette date, officiellement gérés par l’État via un service du ministère des Affaires Culturelles, dans l’intérêt de tous et donc de la Nation. Cette loi, synthèse des lois antérieures promulguées depuis la création de la commission des monuments historiques en 1837, entérine la notion de monument comme image idéale qu’une société se fait d’elle-même et du passé auquel elle se rattache.

La France décide donc de procéder  au classement de ses monuments les plus emblématiques qui, dans une évolution notable par rapport aux listes de 1840 (basilique Saint-Remi de Reims) et 1862 (Hôtel de Ville de Charenton-le-Pont) pour lesquels « des secours » étaient demandés, bénéficieront d’une volonté de conservation, permise par un service des Monuments Historiques désormais en place.

Le monument acquière donc un statut tout à fait particulier, symbole d’un passé à préserver et repère souhaité inamovible dans la ville. Les édifices sont choisis pour leur qualité architecturale ou leur place dans notre histoire. La lisibilité de ces monuments ainsi que leur sens affiché, leur usage préservé ou leur reconversion réussie leur permet dans une grande partie des cas d’être parfaitement intégrés dans les villes.

Mais leur place dans des centres urbains renouvelés, parfois sans rapport et même cohérence avec leur place d’origine les réduit parfois à devenir des objets au sens difficilement perceptible, sujet à des expériences de restauration en quête de préservation maximale. L’arc de Mars de Reims illustre cette problématique. Les grues jaune et grise du port de Nantes, récemment protégées au titre des Monuments Historiques, interrogeront certainement de la même manière les générations futures: leur perte d’usage dans un environnement totalement transformé posera sans aucun doute la question du sens sans lequel le monument peine à survivre dans nos villes. L’éternité à laquelle sont voués les monuments est, lors de certains épisodes historiques, mise à mal. Les conflits armés du XXe siècle ont par exemple des conséquences irrémédiables sur bon nombre de ville et de monuments (vues d’Arras). Les choix opérés pour le traitement de ces derniers après démolition totale ou partielle est particulièrement intéressant. Qu’ils aient été entièrement reconstruits « à l’identique » ou laissés en ruine, leur statut de monument n’a pas été atténué: la reconstruction efface les heures sombres et affiche une capacité inaltérable à surmonter les épreuves (Arras après reconstruction) alors que la ruine (Ablain Saint-Nazaire, Mont Saint Eloi) laisse à lire le martyr vécu, le territoire meurtri et l’anéantissement impossible. La démarche interventionniste transformant l’édifice par le projet contemporain, comme ce fut le cas après la seconde guerre mondiale à Saint-Lô avec la… « restauration », « réhabilitation » de l’église Notre-Dame par Yves-Marie Froidevaux, donne au monument un statut particulier, celui de mémorial.

La magistrale intervention de l’architecte Peter Zumthor sur les ruines de l’église Saint-Kolumba de Cologne, elle aussi martyr de la seconde guerre mondiale, met en lumière la capacité à réinventer le monument qui, sur un terreau ancien et dans une matérialité différenciée, mais avec un programme porteur de sens devient à son tour repère et image de l’histoire de chacun.

La reconnaissance du monument dans la ville est donc incontestable et peut survivre non seulement aux démolitions des conflits mais aussi aux changements de destinations : le palais du Louvre devenant musée reste par exemple monument non seulement par la préservation de son échelle « monumentale » mais aussi par son passage de symbole du pouvoir royal à celui d’établissement national de la culture française. Cette préservation du caractère monumental est cependant liée à la préservation d’un usage ou à la reprogrammation, porteuse de sens. La pyramide de verre de Ieoh Ming Pei est ainsi devenue, après bien des contestations, monument dans le monument.

Dans les années 1990, par la mise au point de ses recherches sur la médiologie, Régis Debray donne une analyse renouvelée du monument et définit la notion d’« Abus monumental ». Il existe, selon ce philosophe, plusieurs types de monuments, le Monument message, vecteur qui porte un message, le monument forme qui a pour seul contenu, sa puissance esthétique et le monument trace, opposé à toute intention de communication ou esthétique qui a une valeur documentaire.

L’efficacité du message de chaque monument dépend de sa lisibilité et un excès vaut saturation.

La force du message résulte donc de la concentration en monument dont le nombre doit être restreint.

L’ « abus monumental » vient du nombre de monuments amplifié par voie directe (décision administrative) ou indirecte (champ de visibilité des MH). Il n’est pas seulement quantitatif : un quartier surrestauré et artificialisé dans ses activités sociales est un abus monumental un lieu détourné de son sens avec un contenant l’emportant sur son contenu ou une reproduction à la place de l’original, aussi (Mont Saint-Michel).

Mais Régis Debray reconnait que sa thèse peut être instrumentalisée et ne souhaite pas « plaider le malthusianisme mémoriel, en alibi à un désengagement de la puissance publique ». Il porte cependant un regard sur la place des monuments dans nos centres urbains, prompt à se galvauder sous prétexte de rentabilité ou de tourisme de masse soucieux de satisfaire des voyageurs pressés et avides d’images parfaites et aseptisées.

Les monuments sont donc des repères, souvent perçus comme inamovibles, témoins de la vie passée installés dans nos villes actuelles qu’il faut cependant sans cesse interroger pour ne pas les abimer. Les cathédrales sont certainement les exemples les plus significatifs de cette inertie au milieu des évolutions et aménagements successifs de nos centres urbains. Notre capacité à créer des monuments dans des villes en renouvellement ne doit pas être négligée : la grande arche dans le quartier de la Défense à Paris, n’est-elle pas, par son échelle et le signal-réponse à l’aménagement parisien des siècles antérieurs, un véritable monument ?  La Casa da Musica de Porto, bâtiment manifeste de l’architecte Rem Koolhaas au début du XXIe siècle, en est certainement aussi un.

 

Ville monument ?

À l’exception d’exemples exceptionnels qui ont fait le choix d’orienter leurs activités uniquement  vers le tourisme il y a plusieurs siècles, telles Florence ou Venise (Cartes postales), la Ville Monument, par la définition que nous venons de développer (sur le monument), serait un centre urbain qui a fait le choix de l’inertie architecturale. Il est difficile, dans notre société en mouvement, nourrie d’actualités en temps réel, prompte à se renouveler, d’accepter la notion de ville monument figée dans un aspect qui ne pourrait évoluer et donc s’adapter aux modes de vie.

Poser cette question de ville-monument est cependant d’actualité et nous renvoie à la question souvent posée du « faire avec » ou du « composer près » du monument. Les installations dans les théâtres antiques (théâtre de Marcellus, gravures arènes d’Arles) en sont les exemples mythiques dont peu sont conservés et surtout, atteignent rarement la dimension de villes. La Charité-sur-Loire, est, elle, bel et bien une ville, installée dans le monument après les démolitions révolutionnaires. Unique en France et bien loin de la perfection exprimée au sujet du monument dans la loi de 1913, elle est désormais considérée comme un exemple à sauvegarder dont on ne sait pas si on accepterait qu’il se reproduise. (Vues La Charité sur Loire) La croate Split nous propose la même démonstration : la ville installée dans le monument existe mais est-elle pour autant ville-monument ? (Plans de Split) La ville doit-elle être un monument lorsqu’elle est chargée d’histoire ?

Oui s’il s’agit de son analyse attentive et de la compréhension de tous ses aspects, notamment sociologiques et anthropologique, avant toute intervention de taille et non, s’il s’agit de conservation ou de choix d’époque de référence.

La méthodologie classique, à la française, d’intervention sur les monuments, historiques en l’occurrence puisque nous célébrons la loi de 1913, ne peut être appliquée à la ville pour laquelle le renouvellement, la création et l’adaptation aux usages actuels doit être de mise.

En ce début de XXIe siècle, après 2 conflits armés aux conséquences souvent irréparables sur les monuments et les villes, se sont passés plus de 60 ans de paix et de grandes réflexions sur la sauvegarde de nos Monuments Historiques et la nécessaire mise en valeur de ceux-ci.

Si comme l’écrit très justement Dominique Rouillard dans son ouvrage « Architecture contemporaine et Monuments Historiques – Guide des réalisations en France depuis 1980 », le monument « est désormais dans une logique communicationnelle portée par la consommation de masse », il reste porteur de l’image idéale que la société se fait d’elle-même et du passé auquel elle se rattache, la ville est parfois contrainte à accompagner ce mouvement, tendant à se patrimonialiser, à se sacraliser pour satisfaire à une image globale refusant d’assumer évolution et usage contemporain dans l’espoir vain de mieux révéler ce monument ou dans la crainte mal justifiée d’altérer une vision générale idéale par la création contemporaine. La ville n’est donc pas un monument mais la garantie que la vie se poursuit par le renouvellement des usages autour de celui-ci, qui, malgré son âge canonique, doit garder sa place et son sens à travers les siècles.

 

Charlotte Hubert, texte issu du colloque Entretiens du patrimoine et de l’architecture le 19 novembre 2013 à la Bibliothèque nationale de France, organisé par le ministère de la Culture et de la Communication.